Le monde : Camif, la fin d'un monde enseignant






NIORT, ENVOYÉE SPÉCIALE

Dans un car parti à l'aube de Niort et roulant à vive allure, dans la nuit, le froid, la pluie, en direction de Paris, des hommes et des femmes vont parler. Ils ont très peu dormi. Leurs mines sont chiffonnées. Ils en rient sans se plaindre. A quoi bon ? Leur monde s'est écroulé.

Cette semaine qui s'est ouverte par la brutale mise en liquidation de leur Camif tant aimée sera suivie par d'autres, au moins aussi sombres. Tous, ou presque, vont être mis au chômage. Près de 900 emplois sont menacés. Et roulant vers Bercy pour attirer l'attention du gouvernement sur leur situation, vendredi 31 octobre, ils sont avides de partager ce qui fut leur grande histoire. L'aventure de leur vie. Leur travail, leur gagne-pain certes. Mais tellement plus que cela. Une fierté. Un étendard.

Il suffit de les lancer. Ils rivalisent de mots, d'anecdotes, d'images. S'ils pouvaient faire un livre, ils assurent qu'ils le feraient. Pour qu'on n'oublie rien de ce que fut la Camif. Son ambition. Sa différence. "Aujourd'hui se tourne une page importante de l'histoire du mouvement ouvrier", affirme Jacky Bara, délégué départemental de FO-CGT.

Au début, bien sûr, tous le racontent, était Edmond Proust, instituteur valeureux, socialiste et franc-maçon qui, après avoir fondé avant la guerre la MAIF (Mutuelle d'assurance des instituteurs de France) et s'être illustré dans la Résistance, décide de créer une coopérative d'achat dans un double but : alimenter un fonds de solidarité pour les mutualistes ayant des accidents avec de non-assurés (l'assurance, alors, n'était pas obligatoire) et permettre aux instituteurs d'équiper, à prix raisonnables, leur maison.

On est en 1947 et ce sont donc des enseignants qui prennent conjointement les rênes de la MAIF et de la Camif. Leur président, Edmond Proust, est bénévole, comme les administrateurs, également instituteurs ; les premiers bureaux sont installés au rez-de-chaussée de sa maison, le premier entrepôt dans le jardin.

Les valeurs cardinales ? Entraide et solidarité, éthique et défiance à l'égard du capitalisme. Michel Vivier y ajoute volontiers "laïcité". N'a-t-il pas dû produire, pour être embauché à la Camif en 1972, "l'ensemble de ses bulletins scolaires de la maternelle à l'université", prouvant qu'il avait effectué l'intégralité de son parcours au sein de l'école publique ?

Jacky Bara, instituteur marié à une employée de la Camif, éclaire ce lien fondateur entre les instituteurs et la Camif : "C'était comme un package, dit-il. En rentrant à l'école normale, on s'assurait à la MAIF, on adhérait à la MGEN (Mutuelle générale de l'Education nationale), on militait au SNI (Syndicat national des instituteurs) et on s'équipait Camif."

Il suffisait d'acheter une part sociale et le numéro d'adhérent à la MAIF tenait lieu de sésame pour acheter au magasin ou commander par correspondance un produit. A la fin de l'année, si les résultats le permettaient, était restituée une ristourne liée aux achats.

Voilà pour les bases. "Les fondamentaux !", corrige une salariée. Elle n'a pas l'impression que le changement de ses statuts, la multiplication de ses magasins, "les dérives, incohérences, errements d'une hiérarchie aux antipodes de l'esprit Proust", et saisie de "folie des grandeurs", le souffle d'origine ait été perdu. "Nous sommes restés une coopérative, la solidarité est donc un mot essentiel, tant entre salariés qu'avec les sociétaires", dit un vendeur.


"Salaires, vacances, horaires, cadre de vie... La Camif a longtemps été en avance, affirme un technicien. On était à 37 h 45 quand les autres étaient à 39 heures, aujourd'hui c'est 34 heures ; et il fut un temps où le plus haut salaire ne dépassait pas de 4 fois et demi le plus bas !" Aujourd'hui, regrette-t-il, les petits salaires sont bloqués et l'échelle va de 1 à 30 !

On venait à la Camif pour un bien-être et des valeurs, affirme une directrice artistique du catalogue. Le bien-être venait de la cordialité des relations de travail, une sorte de douceur, de camaraderie, "même avec les fournisseurs." Et les valeurs ? "Contrairement à beaucoup de magasins, on n'était pas là pour entuber le client. On le guidait, le conseillait, il pouvait acheter les yeux fermés ; et au moindre souci, nous avions le meilleur des services après-vente. La totale satisfaction du sociétaire nous importait plus que tout."

C'est ce sur quoi insiste Nadine Pelletier, entrée à 20 ans, en 1977, à la Camif, et passionnée - "oui, passionnée !" - par son travail. "Vendeuse à la Camif, c'était un super-métier ! J'ai vendu du textile, puis des jouets, des bijoux dans un rayon joaillerie exceptionnel, de la maroquinerie, du linge de maison, des cadeaux ; et puis des produits de beauté, car la Camif a eu sa propre marque ! J'ai fait des animations par pays, tenu des salons ; et quand nous nous sommes repliés, j'ai vendu du mobilier, après une formation "siège" dans nos laboratoires, un stage "bois" chez les fournisseurs. Fabuleux !" Pourquoi si fabuleux ? "Parce qu'on représentait une maison à part ! Parce qu'il n'était pas question de décevoir les sociétaires !"


Ah, les sociétaires ! Obsession du salarié Camif qui n'arrive toujours pas à dire "clients". Même depuis l'ouverture des magasins au grand public, sur laquelle, disent-ils, il aurait fallu davantage communiquer. "Vous n'imaginez pas leur soutien, leur attachement viscéral à la coopérative !"

Des enseignants, principalement. Consommateurs avertis, exigeants, formidablement fidèles. Ils passaient commande en écrivant : "Ma chère Camif !" Ils payaient souvent cash, refusant des facilités de paiement, sachant que cela arrangeait la trésorerie. "Quand ils ont eu vent de problèmes, et même après que notre président avait prédit en juillet notre mort, il en est qui se sont précipités pour faire des achats pour nous affirmer un soutien. Comme un acte militant."

C'est que la Camif leur servait de comité d'entreprise et de lien social. L'été, sur la route des vacances, nombreux étaient ces enseignants qui, traversant la France en camping-car ou caravane, s'arrêtaient dans l'immense magasin de Chauray, à quelques kilomètres de Niort. Des sanitaires avaient été aménagés sur le parking pour permettre une halte de plusieurs jours.

Petite-fille d'un instituteur du Nord dont l'épouse "achetait tout sur catalogue", à la Camif, Claire Salomon, chef de produit, est toujours bouleversée par cette relation si forte avec la clientèle. "Quand on leur a lancé un appel, à la fin des années 1990, à cause de premières difficultés, ils ont aussi répondu avec des chèques de 10, 100, 1 000 euros. Voilà qui impose respect et rigueur." Même fidélité, souligne-t-elle, de la part de certains fournisseurs qui, confiants dans l'éthique de la Camif, ont suivi, jusqu'au moment ultime, ses engagements et qui risquent de perdre beaucoup. "J'en suis malade !"

Ils le sont tous. Ecoeurés du gâchis et des coups de barre dans tous les sens donnés, ces dernières années, par une direction "qui ne pensait qu'émoluments et carrière" au détriment de l'esprit coopératif. Critiques sur le "mépris" ou le brouillage du message à l'adresse du sociétariat traditionnel sans attirer le grand public. Stupéfaits du cynisme visant à organiser foires et réunions prospectives à quelques heures du dépôt de bilan.

"Sabotage", pensaient certains en voyant s'éloigner dans la nuit le siège de la Camif. Oui, sabotage, reprend Jean-Pierre Proust, petit-fils du fondateur, prêt, avec l'aide de quelques élus locaux, "à tenter de relancer quelque chose", au service du milieu enseignant. Et en revenant "aux grandes valeurs d'Edmond".

Annick Cojean


03/11/2008
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